La Croix du Sud - Alpha Crux : infortunes d'un prix Nobel
   
 
 
     
 
     
     
 

Vu(e) de la terrasse

 « J’ai erré. J’ai nourri beaucoup de rêves ;
J’ai vu d’autres chemins, d’autres cultures, d’autres villes.
On passe et tout cela est passé.
Et la mer très loin, et plus loin que la mer ! »

« Ce n’est pas trop de fourrager la mer et le ciel
 et d’aller jusqu’au bout de la terre »

Paul Claudel

Il y a un parler des métiers.

Le violon, c’est la prison, pour la police et les malfrats, car jadis c’était un archer qui vous emmenait en prison. Il y a aussi l’abreuvoir des routiers, l’aquarium des œnologues, etc.[1]

Dans le jargon des hôtesses et stewards, la terrasse, c’est le poste de pilotage.

Ce surnom ironique, apparu avec l’arrivée des avions gros porteurs, et peut-être même avant, dès l’arrivée des jets, tire probablement son origine du fait que les pilotes ont un point de vue privilégié sur le monde extérieur. Il s’agit aussi de l’endroit le plus ensoleillé du bord. … Et c’est ici qu’ils se font servir repas et boissons.

« A la terrasse », c’est d’en haut qu’on y voit la terre, le ciel, la mer, la montagne, les déserts… Pour celui qui veut bien observer, c’est un amphithéâtre pour des leçons de géographie et d’astronomie… On est en première loge, et pas besoin de lunettes de théâtre.

L’avion a un peu banalisé les voyages… Nombre de jeunes pilotes ont déjà visité le monde avant même que de commencer leur carrière. Il est compréhensible qu’ils ne partagent pas le même émerveillement que le mien, resté intact au fil des années, à contempler le spectacle depuis « la terrasse ».

 

Image result for le nil vu du cielLe survol de la vallée du Nil est un enchantement. Devant les pilotes se faufile un serpent, vert le jour, au milieu du désert et de sa lumière fauve et ses couleurs ocre.

 

photographie du Nil vu du ciel

 

 

 

La nuit le serpent se fait lumineux…

Devant la « terrasse » défilent des continents entiers, lors des vols au long cours.

Les retours du Japon par la Sibérie se font de jour, et l’on y croise les grands fleuves…

Image result for Khabarovsk vu du ciel… L’Amour, et ses méandres primaires ou secondaires du côté de Khabarovsk, la Lena, l’Ienisseï, l’Ob…  L’hiver, ce n’est que désolation blanche, et on y rencontre la nuit septentrionale en montant vers les hautes latitudes.

Et puis, en redescendant vers le sud, il arrive que le soleil se lève de nouveau, mais devant nous, à l’ouest !

Related image

Ce fut le cas sur un vol mémorable au retour d’Osaka, en A340, en mai 1999… Magie du vol à croiser les méridiens plus vite que ne le fait nôtre astre…

Sur les retours de Pékin ou de Séoul, on survole la partie méridionale de la Sibérie, en particulier là où le cours d’eau, qui ne tardera pas à s’appeler l’Ob (avant Novossibirsk) sort de son défilé des monts Altaï.

 

 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f7/Beerenberg_JanMayen.JPG/1280px-Beerenberg_JanMayen.JPG

 

 

Il se trouve des lieux de survol que l’on ne peut observer que depuis la « terrasse » alors que leur petitesse ne permet pas aux passagers de les contempler, du fait que les ailes de l’avion vont faire masque lors du survol. J’ai en mémoire l’apparition magique, devant nous, à l’époque du 707 (Boeing) et des vols polaires avec navigateur (navigation au sextant, et en « giro libre », la boussole devenant folle dans les hautes latitudes), de l’île de Jan Mayen, au nord-est de l’Islande et à l’Ouest du Cap Nord en Scandinavie. Ce fut un émerveillement de découvrir ce volcan Beerenberg de plus de deux mille mètres d’altitude, couvert de neige et de glaces… Le sentiment d’être au bout du monde, d’appartenir à l’espèce des explorateurs. L’île fut vraisemblablement découverte par les Vikings, avant de connaitre un épisode de chasse à la baleine. Elle appartient au royaume de Norvège, et n’est peuplée que de huit militaires œuvrant à la station météorologique.

Image result for Aldabra vu du cielUn autre émerveillement, lors de ma toute première « rotation [2]» sur long‑courrier, également en 707, fut de survoler l’atoll d’Aldabra dans l’océan Indien. C’est un des plus grands atolls du monde et il surgit devant l’avion, comme une heureuse surprise, quelque part au milieu de l’océan et fait partie du patrimoine mondial marin de l’UNESCO. Cet atoll corallien a été préservé de l’influence humaine. C’est un laboratoire naturel exceptionnel et un refuge pour de nombreuses espèces.

En particulier, il abrite la plus grande réserve au monde de tortues géantes… Plus de cent mille !

Je n’oublierai jamais le contraste de couleurs et de lumière de ce premier survol… et le sentiment, en ce mois de juillet 1973, sur le Boeing 707 « château d’Ussé »[3], de commencer la découverte des plus beaux espaces naturels de notre terre, vus d’en haut.

Les longues nuits en vol s’égaient de quelques interludes lumineux: Levers de lune, étoiles filantes, aurores polaires. Ceux-ci poussent à la contemplation, souvent à la méditation.

Les vols subtropicaux s’animent immanquablement des éclairs d’orage. Ces orages, sur l’océan, sont liés aux conflits des vents alizés du Nord et de ceux du Sud. Sur l’Atlantique Sud, les marins ont baptisé « pot au noir » ces étendues orageuses, terme que se sont approprié les pionniers de l ‘Aéropostale. Sur l‘Afrique, les orages sont dus aux conflits de masse d’air : Quand l’air sec saharien rencontre l’air humide équatorial, de belles convections font naître des zones orageuses d’envergure.

Ainsi, souvent, la nuit s’anime de ces milliers d’éclairs orageux.

Il fut une époque glorieuse ou les aviateurs n’avaient d’outils que leurs yeux pour voir et éviter ces orages et leurs phénomènes dangereux : Turbulences sévères, foudre… C’était avant les radars de bord. Il fallait mettre des lunettes de soleil en pleine nuit pour éviter l’aveuglement à trop regarder dehors. Durant mon service national en coopération technique, j’ai le souvenir plutôt stressant d’un franchissement de l’Atlas algérien de nuit, sur un bimoteur léger, « aux lunettes de soleil », à observer dans les éclairs les monstrueuses formations orageuses.

Aujourd’hui les pilotes interprètent les images du radar et contournent le mauvais temps convectif. La proximité des orages se manifeste néanmoins. L’électricité statique, qui normalement s’évacue par de nombreux déperditeurs (sur le radome au nez de l’avion, aux bords de fuite des gouvernes, des ailes etc.), vient à saturer les pourtours de l’avion. La radio se brouille et crachote. C’est parfois annonciateur de foudre. Pour ce qui me concerne j’ai « pris la foudre » huit fois au cours de ma longue carrière, dont deux fois sur un même retour de Londres en Airbus A310 ! Tout compte fait, ce n’est finalement pas souvent, mais ce fut à chaque fois comme un coup de canon à bout portant, accompagné d’un éclair qui une fois m’a rendu aveugle quelques secondes, ne voyant réapparaître les instruments que graduellement, comme après un évanouissement… Autant dire que ces épisodes effrayent nos passagers, alors même que l’avion est certifié lors de campagnes d’essais au sol, lors desquelles on lui inflige des centaines de milliers de volts…

Il arrive aussi que les pare-brises s’illuminent. Les collisions électroniques libèrent des photons sous des formes diverses. Ce sont les feux de St-Elme.

Sur les Airbus modernes, il se produit comme un étoilement lumineux de la surface du pare-brise.

 

Avec nostalgie je me souviens de ces phénomènes sur les anciens et mythiques B707, où de véritables flammèches bleutées se détachaient, comme partant de la surface du pare-brise, vers l’avant, à contre-courant des filets d’air. Le 707, dans le même temps, réagissait aux turbulences comme un vieux rafiot dans une mer grosse, dérapant bruyamment dans la masse d’air.

Ce phénomène tirerait son nom de Saint Elme ou Érasme de Formia, patron des marins, qui aurait continué à pêcher après que la foudre eut frappé le sol près de lui; il fut ensuite prié par les marins qui craignaient les orages en mer; un feu de Saint-Elme est alors vu comme un signe de protection du Saint. Il est parfois pris comme un mauvais présage.

La nuit, la « terrasse » met les pilotes en première loge pour observer le ciel, à l’œil nu. La pollution lumineuse y est moindre si l’on prend la peine de tamiser la lumière de bord. C’est ainsi que l’on observe les grandes constellations. Il y en a assez peu dans l’hémisphère sud, où néanmoins on repère en milieu de nuit hivernale la fameuse croix du sud dont le grand axe, si on le prolonge, indique la direction du pôle sud; elle donna son nom à l’hydravion de Mermoz… Et à mon domicile actuel.

Sous les hautes latitudes géomagnétiques et par nuit de nouvelle lune, on est immanquablement fasciné par le spectacle des aurores polaires et de leurs rideaux lumineux changeants… Comme sur cette photo prise à travers le parebrise de l’A340 sur un vol retour de San Francisco vers Paris.

 

Image result for comète HyakutakeIl m’a été donné aussi d’observer des comètes « nouvelles » telles que la comète de Hyakutake.

Une première fois elle se trouvait près de l’étoile polaire. Une deuxième fois proche de la constellation de Cassiopée. C’était en mars 1996.

Un an plus tard on pouvait observer la comète Hale Bopp à travers l’ovale auroral sur un autre vol retour de San Francisco.

De « ma » terrasse, et dans la même année, aux commandes des A340 sur le réseau mondial d’Air France, j‘ai pu décliner les couleurs de l’atlas géographique : Survols de la mer noire, du fleuve jaune, de la mer blanche (du côté d’Arkhangelsk), de la mer rouge, du Danube (bleu comme chacun sait), du fleuve orange… De quoi alimenter un quiz pour nos enfants. Il manque le vert à ces couleurs de base, et une de mes déceptions est de n’avoir jamais observé le rayon vert au coucher du soleil, bien qu’ayant cru me trouver un certain nombre de fois dans les bonnes conditions pour voir ce phénomène bien connu des marins.

Au retour des Amériques, les vols se font en général de nuit et les levers de soleil sont des moments éprouvants, à la terrasse, car on passe très vite de la nuit à la pleine lumière (on vole « à la rencontre » du soleil), et on prend le soleil en pleine figure. Le côté positif est que la lumière naturelle force notre chronobiologie vers l’éveil, malgré la fatigue de la nuit passée aux commandes.

Un des plus beaux livres écrits sur la magie du vol est celui de l’Italien Daniel del Giudice intitulé « quand l’ombre se détache du sol ».[4] Depuis la terrasse on observe parfois l’ombre de son avion. J’ai le souvenir de cet atterrissage à Fort-de-France, face à l’est, à courir après l’ombre de notre A330 d’Air Caraïbes, laquelle se trouvait exactement dans l’axe de la piste, pour finalement la rejoindre au toucher des roues, à l’atterrissage. J’ai également en mémoire (et en photo !) l’ombre de l’A380 dans la campagne paloise, alors que nous faisions des vols d’essais pour des mesures de turbulence de sillage…C’était en avril 2007. Hélas, les affaires étant les affaires, notre bel A380 ne sera bientôt plus que l’ombre de lui-même.

J’ai aussi un souvenir ému du survol de la côte de Mauritanie en avion léger lors d’un rallye aérien de Toulouse à St-Louis du Sénégal. C’est la route qu’empruntaient nos pionniers de l’aéropostale, sur leurs vieux Breguet XIV, et à l’égal de ce qu’ils ont souvent observé, j’ai pris un grand plaisir à suivre l’ombre de mon avion sur le sable du littoral et ses brisants de l’Atlantique.

 

 

Il fut un temps dans l’aviation de transport où l’on s’autorisait des écarts à la route pour un survol touristique, époque aujourd’hui révolue. Un matin de mars 1974, au départ de Nairobi pour Entebbe à bord du 707 « château de Compiègne », nous nous trouvions sous une couche de nuages d’altitude qui compromettait nos chances de voir le magnifique Kilimandjaro. Nous décollons néanmoins avec une autorisation d’écart à la route en direction du mont Kili… Surprise ! Nous traversons cette couche qui a la bonne idée de s’arrêter à une altitude juste inférieure à celle du sommet du volcan. Nos passagers sont prévenus et pourrons admirer le spectacle lors d’un léger virage laissant la montagne sur leur droite, mais c’est de la terrasse évidemment que nous avons le meilleur point de vue…

… Plus de quarante ans plus tard, aux commandes d’un A330 d’Air Mauritius, j’aurai l’occasion de prendre une nouvelle photo du Mt Kilimandjaro (cette fois sans dévier du plan de vol !) et de constater la perte d’une bonne part de ses neiges éternelles…

 

 

 

 

Avant de jouir de ces instants privilégiés pour un pilote de ligne, j’ai connu des cockpits plus modestes et surtout à l’espace plus restreint. Faisant mon service national en coopération en Algérie, j’ai volé sur de petits bimoteurs tels que des Beechcraft « queen air » ou des Piper « Astec ». Mes collègues et moi volions beaucoup vers le sud, c’est-à-dire au dessus du Sahara. Un matin, nous étions les seuls pilotes à bord, je me suis offert le plaisir du survol du grand erg oriental, à très basse altitude, rasant les dunes ou slalomant entre elles. Le désert, comme la haute montagne, est tout simplement fascinant. On y connaît l’ivresse de la solitude. Au détour d’une dune, nous avons levé un troupeau de gazelles qui ont alors entamé leur bal des grands sauts… l’éclairage était encore rasant. C’était somptueux.

Encore et encore… Ce tir de fusée russe depuis Baïkonour, devant nous, l’ombre du Mont Cervin sur Zermatt, au couchant, ces croisements avec d’autres avions en vol, des copains à leur bord, tous feux éclairés, la nuit, sur l’Afrique, la grande muraille de Chine vue du ciel, les traces de ski dans les combes des Aravis, les cordées d’alpinistes dans le Massif du Mt-Blanc, le contournement d’une Montgolfière au‑dessus du lac d’Annecy, la lumière zodiacale dans la constellation du scorpion, les reflets du Mékong au soleil déclinant, ces vols au dessus et au ras de la couche de nuages, presque à les avaler, l’arrivée sur Ajaccio par le col, ou par les îles sanguinaires, le volcan Maïpo et la laguna diamante d’où Guillaumet failli ne jamais revenir, et ce survol de la forêt de baobabs en bimoteur Cessna avec mon ami Alain, entre Tananarive et Moroundave, au bord du canal du Mozambique…

 

…La beauté de la terre vu d’en haut, en cadeau de ce métier pas comme les autres.

 

 

« Les visions d’en haut gardent toujours quelque chose d’irréel, de factice, de volé »
Alix d’Unienville in « En vol, journal d'une hôtesse de l'air »

 « j’ai vécu dans deux mondes,
en vol un océan de beauté,
à terre un océan de bêtises »

Henri Giraud pilote de glaciers

 

La Clusaz, Août 2019

© Jean Louis Chatelain

 



[1] Cf. « Le parler des métiers » Pierre Perret / Robert Laffont

[2] Dans le jargon des navigants français, une rotation est un ensemble de vols qui partent de la base et reviennent à la base. Il y a une quarantaine d’années, une rotation pouvait durer deux semaines voire plus.

[3] Cf ; le très intéressant site d’Eugène Gonthier webeugene.org

[4]Roman, éditions du Seuil 
édition italienne « 
Staccando l'ombra da terra »
 Del Giudice, Daniele  Gulio Einaudi editore

 

 
 
     
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