Vu(e) de la terrasse
« J’ai erré. J’ai nourri
beaucoup de rêves ;
J’ai vu d’autres chemins, d’autres cultures, d’autres villes.
On passe et tout cela est passé.
Et la mer très loin, et plus loin que la mer ! »
« Ce n’est pas trop de fourrager la
mer et le ciel
et d’aller jusqu’au bout de la terre »
Paul Claudel
Il
y a un parler des métiers.
Le violon,
c’est la prison, pour la police et les malfrats, car jadis c’était un archer
qui vous emmenait en prison. Il y a aussi l’abreuvoir des routiers, l’aquarium
des œnologues, etc.
Dans le jargon
des hôtesses et stewards, la terrasse, c’est le poste de pilotage.
Ce surnom
ironique, apparu avec l’arrivée des avions gros porteurs, et peut-être même
avant, dès l’arrivée des jets, tire probablement son origine du fait que les
pilotes ont un point de vue privilégié sur le monde extérieur. Il s’agit aussi
de l’endroit le plus ensoleillé du bord. … Et c’est ici qu’ils se font servir
repas et boissons.
« A la
terrasse », c’est d’en haut qu’on y voit la terre, le ciel, la mer, la
montagne, les déserts… Pour celui qui veut bien observer, c’est un amphithéâtre
pour des leçons de géographie et d’astronomie… On est en première loge, et pas
besoin de lunettes de théâtre.
L’avion
a un peu banalisé les voyages… Nombre de jeunes pilotes ont déjà visité le
monde avant même que de commencer leur carrière. Il est compréhensible qu’ils
ne partagent pas le même émerveillement que le mien, resté intact au fil des
années, à contempler le spectacle depuis « la terrasse ».
Le
survol de la vallée du Nil est un enchantement. Devant les pilotes se faufile
un serpent, vert le jour, au milieu du désert et de sa lumière fauve et ses
couleurs ocre.
La nuit le
serpent se fait lumineux…
Devant la « terrasse »
défilent des continents entiers, lors des vols au long cours.
Les retours du
Japon par la Sibérie se font de jour, et l’on y croise les grands fleuves…
…
L’Amour, et ses méandres primaires ou secondaires du côté de Khabarovsk, la
Lena, l’Ienisseï, l’Ob… L’hiver, ce n’est que désolation blanche, et on y rencontre
la nuit septentrionale en montant vers les hautes latitudes.
Et puis, en
redescendant vers le sud, il arrive que le soleil se lève de nouveau, mais
devant nous, à l’ouest !
Ce fut le cas
sur un vol mémorable au retour d’Osaka, en A340, en mai 1999… Magie du vol
à croiser les méridiens plus vite que ne le fait nôtre astre…
Sur les retours
de Pékin ou de Séoul, on survole la partie méridionale de la Sibérie, en
particulier là où le cours d’eau, qui ne tardera pas à s’appeler l’Ob (avant
Novossibirsk) sort de son défilé des monts Altaï.
Il se trouve
des lieux de survol que l’on ne peut observer que depuis la « terrasse »
alors que leur petitesse ne permet pas aux passagers de les contempler, du fait
que les ailes de l’avion vont faire masque lors du survol. J’ai en mémoire
l’apparition magique, devant nous, à l’époque du 707 (Boeing) et des vols
polaires avec navigateur (navigation au sextant, et en « giro
libre », la boussole devenant folle dans les hautes latitudes), de l’île
de Jan Mayen, au nord-est de l’Islande et à l’Ouest du Cap Nord en
Scandinavie. Ce fut un émerveillement de découvrir ce volcan Beerenberg de plus
de deux mille mètres d’altitude, couvert de neige et de glaces… Le sentiment
d’être au bout du monde, d’appartenir à l’espèce des explorateurs. L’île fut
vraisemblablement découverte par les Vikings, avant de connaitre un épisode de
chasse à la baleine. Elle appartient au royaume de Norvège, et n’est peuplée
que de huit militaires œuvrant à la station météorologique.
Un
autre émerveillement, lors de ma toute première « rotation » sur long‑courrier,
également en 707, fut de survoler l’atoll d’Aldabra dans l’océan Indien. C’est
un des plus grands atolls du monde et il surgit devant l’avion, comme une
heureuse surprise, quelque part au milieu de l’océan et fait partie du
patrimoine mondial marin de l’UNESCO. Cet atoll corallien a été préservé de
l’influence humaine. C’est un laboratoire naturel exceptionnel et un refuge
pour de nombreuses espèces.
En particulier,
il abrite la plus grande réserve au monde de tortues géantes… Plus de cent
mille !
Je n’oublierai
jamais le contraste de couleurs et de lumière de ce premier survol… et le
sentiment, en ce mois de juillet 1973, sur le
Boeing 707 « château d’Ussé », de commencer la
découverte des plus beaux espaces naturels de notre terre, vus d’en haut.
Les longues
nuits en vol s’égaient de quelques interludes lumineux: Levers de lune,
étoiles filantes, aurores polaires. Ceux-ci poussent à la contemplation,
souvent à la méditation.
Les vols
subtropicaux s’animent immanquablement des éclairs d’orage. Ces orages, sur
l’océan, sont liés aux conflits des vents alizés du Nord et de ceux du Sud. Sur
l’Atlantique Sud, les marins ont baptisé « pot au noir » ces étendues
orageuses, terme que se sont approprié les pionniers de l ‘Aéropostale.
Sur l‘Afrique, les orages sont dus aux conflits de masse d’air : Quand
l’air sec saharien rencontre l’air humide équatorial, de belles convections
font naître des zones orageuses d’envergure.
Ainsi, souvent,
la nuit s’anime de ces milliers d’éclairs orageux.
Il fut une
époque glorieuse ou les aviateurs n’avaient d’outils que leurs yeux pour voir
et éviter ces orages et leurs phénomènes dangereux : Turbulences sévères,
foudre… C’était avant les radars de bord. Il fallait mettre des lunettes de
soleil en pleine nuit pour éviter l’aveuglement à trop regarder dehors. Durant
mon service national en coopération technique, j’ai le souvenir plutôt stressant
d’un franchissement de l’Atlas algérien de nuit, sur un bimoteur léger, « aux
lunettes de soleil », à observer dans les éclairs les monstrueuses
formations orageuses.
Aujourd’hui les
pilotes interprètent les images du radar et contournent le mauvais temps convectif.
La proximité des orages se manifeste néanmoins. L’électricité statique, qui
normalement s’évacue par de nombreux déperditeurs (sur le radome au nez de
l’avion, aux bords de fuite des gouvernes, des ailes etc.), vient à saturer les
pourtours de l’avion. La radio se brouille et crachote. C’est parfois
annonciateur de foudre. Pour ce qui me concerne j’ai « pris la
foudre » huit fois au cours de ma longue carrière, dont deux fois sur un
même retour de Londres en Airbus A310 ! Tout compte fait, ce n’est
finalement pas souvent, mais ce fut à chaque fois comme un coup de canon à bout
portant, accompagné d’un éclair qui une fois m’a rendu aveugle quelques
secondes, ne voyant réapparaître les instruments que graduellement, comme après
un évanouissement… Autant dire que ces épisodes effrayent nos passagers, alors
même que l’avion est certifié lors de campagnes d’essais au sol, lors
desquelles on lui inflige des centaines de milliers de volts…
Il arrive aussi que les pare-brises
s’illuminent. Les collisions électroniques libèrent des photons sous des formes
diverses. Ce sont les feux de St-Elme.
Sur les Airbus
modernes, il se produit comme un étoilement lumineux de la surface du
pare-brise.
Avec nostalgie
je me souviens de ces phénomènes sur les anciens et mythiques B707, où de
véritables flammèches bleutées se détachaient, comme partant de la surface du
pare-brise, vers l’avant, à contre-courant des filets d’air. Le 707, dans le
même temps, réagissait aux turbulences comme un vieux rafiot dans une mer
grosse, dérapant bruyamment dans la masse d’air.
Ce phénomène
tirerait son nom de Saint Elme ou Érasme de Formia, patron des marins, qui
aurait continué à pêcher après que la foudre eut frappé le sol près de lui; il
fut ensuite prié par les marins qui craignaient les orages en mer; un feu de
Saint-Elme est alors vu comme un signe de protection du Saint. Il est parfois
pris comme un mauvais présage.
La nuit, la
« terrasse » met les pilotes en première loge pour observer le ciel,
à l’œil nu. La pollution lumineuse y est moindre si l’on prend la peine de
tamiser la lumière de bord. C’est ainsi que l’on observe les grandes
constellations. Il y en a assez peu dans l’hémisphère sud, où néanmoins on
repère en milieu de nuit hivernale la fameuse croix du sud dont le grand axe,
si on le prolonge, indique la direction du pôle sud; elle donna son nom à
l’hydravion de Mermoz… Et à mon domicile actuel.
Sous les hautes
latitudes géomagnétiques et par nuit de nouvelle lune, on est immanquablement
fasciné par le spectacle des aurores polaires et de leurs rideaux lumineux changeants…
Comme sur cette photo prise à travers le parebrise de l’A340 sur un vol retour
de San Francisco vers Paris.
Il
m’a été donné aussi d’observer des comètes « nouvelles » telles que
la comète de Hyakutake.
Une première
fois elle se trouvait près de l’étoile polaire. Une deuxième fois proche de la
constellation de Cassiopée. C’était en mars 1996.
Un an plus tard
on pouvait observer la comète Hale Bopp à travers l’ovale auroral sur un autre
vol retour de San Francisco.
De « ma » terrasse, et dans la
même année, aux commandes des A340 sur le réseau mondial d’Air France,
j‘ai pu décliner les couleurs de l’atlas géographique : Survols de la mer
noire, du fleuve jaune, de la mer blanche (du côté d’Arkhangelsk), de la mer
rouge, du Danube (bleu comme chacun sait), du fleuve orange… De quoi alimenter
un quiz pour nos enfants. Il manque le vert à ces couleurs de base, et une de
mes déceptions est de n’avoir jamais observé le rayon vert au coucher du
soleil, bien qu’ayant cru me trouver un certain nombre de fois dans les bonnes conditions
pour voir ce phénomène bien connu des marins.
Au retour des
Amériques, les vols se font en général de nuit et les levers de soleil sont des
moments éprouvants, à la terrasse, car on passe très vite de la nuit à la
pleine lumière (on vole « à la rencontre » du soleil), et on prend le
soleil en pleine figure. Le côté positif est que la lumière naturelle force
notre chronobiologie vers l’éveil, malgré la fatigue de la nuit passée aux commandes.
Un des plus beaux livres écrits sur la
magie du vol est celui de l’Italien Daniel del Giudice intitulé
« quand l’ombre se détache du sol ».
Depuis la terrasse on observe parfois l’ombre de son avion. J’ai le souvenir de
cet atterrissage à Fort-de-France, face à l’est, à courir après l’ombre de
notre A330 d’Air Caraïbes, laquelle se trouvait exactement dans l’axe de
la piste, pour finalement la rejoindre au toucher des roues, à l’atterrissage.
J’ai également en mémoire (et en photo !) l’ombre de l’A380 dans la
campagne paloise, alors que nous faisions des vols d’essais pour des mesures de
turbulence de sillage…C’était en avril 2007. Hélas, les affaires étant les
affaires, notre bel A380 ne sera bientôt plus que l’ombre de lui-même.
J’ai aussi un souvenir ému du survol de
la côte de Mauritanie en avion léger lors d’un rallye aérien de Toulouse à
St-Louis du Sénégal. C’est la route qu’empruntaient nos pionniers de
l’aéropostale, sur leurs vieux Breguet XIV, et à l’égal de ce qu’ils ont
souvent observé, j’ai pris un grand plaisir à suivre l’ombre de mon avion sur
le sable du littoral et ses brisants de l’Atlantique.
Il fut un temps dans l’aviation de
transport où l’on s’autorisait des écarts à la route pour un survol
touristique, époque aujourd’hui révolue. Un matin de mars 1974, au départ
de Nairobi pour Entebbe à bord du 707 « château de Compiègne », nous
nous trouvions sous une couche de nuages d’altitude qui compromettait nos
chances de voir le magnifique Kilimandjaro. Nous décollons néanmoins avec une
autorisation d’écart à la route en direction du mont Kili… Surprise ! Nous
traversons cette couche qui a la bonne idée de s’arrêter à une altitude juste
inférieure à celle du sommet du volcan. Nos passagers sont prévenus et pourrons
admirer le spectacle lors d’un léger virage laissant la montagne sur leur droite,
mais c’est de la terrasse évidemment que nous avons le meilleur point de vue…
… Plus de quarante ans plus tard, aux
commandes d’un A330 d’Air Mauritius, j’aurai l’occasion de prendre une
nouvelle photo du Mt Kilimandjaro (cette fois sans dévier du plan de
vol !) et de constater la perte d’une bonne part de ses neiges éternelles…
Avant de jouir
de ces instants privilégiés pour un pilote de ligne, j’ai connu des cockpits
plus modestes et surtout à l’espace plus restreint. Faisant mon service national
en coopération en Algérie, j’ai volé sur de petits bimoteurs tels que des
Beechcraft « queen air » ou des Piper « Astec ». Mes
collègues et moi volions beaucoup vers le sud, c’est-à-dire au dessus du
Sahara. Un matin, nous étions les seuls pilotes à bord, je me suis offert le
plaisir du survol du grand erg oriental, à très basse altitude, rasant les
dunes ou slalomant entre elles. Le désert, comme la haute montagne, est tout
simplement fascinant. On y connaît l’ivresse de la solitude. Au détour d’une dune,
nous avons levé un troupeau de gazelles qui ont alors entamé leur bal des
grands sauts… l’éclairage était encore rasant. C’était somptueux.
Encore et
encore… Ce tir de fusée russe depuis Baïkonour, devant nous, l’ombre du
Mont Cervin sur Zermatt, au couchant, ces croisements avec d’autres avions
en vol, des copains à leur bord, tous feux éclairés, la nuit, sur l’Afrique, la
grande muraille de Chine vue du ciel, les traces de ski dans les combes des
Aravis, les cordées d’alpinistes dans le Massif du Mt-Blanc, le contournement
d’une Montgolfière au‑dessus du lac d’Annecy, la lumière zodiacale dans
la constellation du scorpion, les reflets du Mékong au soleil déclinant, ces
vols au dessus et au ras de la couche de nuages, presque à les avaler, l’arrivée
sur Ajaccio par le col, ou par les îles sanguinaires, le volcan Maïpo et la
laguna diamante d’où Guillaumet failli ne jamais revenir, et ce survol de la
forêt de baobabs en bimoteur Cessna avec mon ami Alain, entre Tananarive et
Moroundave, au bord du canal du Mozambique…
…La beauté de
la terre vu d’en haut, en cadeau de ce métier pas comme les autres.
« Les
visions d’en haut gardent toujours quelque chose d’irréel, de factice, de
volé »
Alix d’Unienville in « En
vol, journal d'une hôtesse de l'air »
« j’ai vécu dans deux mondes,
en vol un océan de beauté,
à terre un océan de bêtises »
Henri Giraud pilote de glaciers
La Clusaz, Août 2019
© Jean Louis Chatelain
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