© Jean Louis CHATELAIN
     
     
   
W   Written Off1
   

Cette froide inscription sur les registres d’immatriculation ou dans les archives des constructeurs exprime le jugement dernier administratif : L’avion n’existe plus, il n’intéresse plus l’administration ni son constructeur du point de vue du suivi de sa navigabilité. Il est cliniquement mort après l’accident qui l’a réduit, au mieux, à l’état d’épave, non réparable, mais souvent, en un tas de cendres recouvrant pèle mêle un enchevêtrement de débris matériels et humains, déchiquetés et calcinés.

Et pourtant, il a eu son histoire, et avec elle la petite ou la grande histoire des hommes.

J’avais fait mes premières expériences de pilote en 1964, dans le cadre du concours d’état pour devenir pilote de ligne. J’étais bien sûr plein d’enthousiasme, et de beaucoup d’innocence. On ne pense évidemment pas à l’accident quand on aspire à découvrir le monde, la vie, et tout ce que va permettre son futur métier de pilote.

La réalité de l’accident ne tardera pas à me rattraper. De manière « soft » d’abord.

Nous étions en sélection en vol au centre de St-Yan, par cet été caniculaire de 1964. Alain Barrière chantait « ma vie », en boucle sur nos radios à transistors. … « Ma vie Qu'il est long le chemin! ». Et la jeune Italienne Gigliola Cinquetti gagnait le grand prix eurovision de la chanson avec «non ho l’età»2. N’ayant pas encore dix-huit ans, je peux maintenant dire que moi-même je n’avais pas l’âge pour tout un tas de choses, et je crois que c’était tant mieux. Il est toujours temps de sortir de l’enfance.

Pour cette sélection en vol qui allait mener vingt-trois d’entre nous vers le métier de pilote de ligne (parmi les quatre cent quatre-vingt-douze inscrits au concours), nous volions sur des avions Stampe SV4, biplans de voltige, références de l’après-guerre pour l’apprentissage du pilotage de base et de la voltige aérienne.

     
   
   
  St-Yan 2004   St-Yan 1964  
     
   
L’instructeur s’installait sur le siège avant de la configuration en tandem. Le stagiaire sur le siège arrière, ce qui, au roulage au sol sur cet avion à train classique et queue basse au sol, ne lui laissait pas une grande visibilité. Il fallait louvoyer au roulage au sol pour s’assurer du bon dégagement vers l’avant de la trajectoire.

Nous étions nombreux à devoir voler, une soixantaine au début de la sélection en vol, et il pouvait se trouver six ou huit avions en même temps dans le circuit d’aérodrome. La bande en herbe matérialisait quatre axes d’atterrissage parallèles. Il était donc permis d’approcher à quatre avions, voire d’atterrir à quatre. On ne s’embarrassait pas trop des risques d’excursion latérale et de collision au sol. Il fallait que ça tourne, et St-Yan était alors connu pour sa noria de Stampes.

Les stagiaires attendaient leur tour au bord de la piste en herbe. Les changements de pilotes stagiaires se faisaient sans chichi, après dégagement de l’axe d’atterrissage. Les avions n’étaient pas équipés de radio ; l’espacement des avions entre eux, en d’autres termes l’anticollision, était assuré par les pilotes, en vol.

Au sol, il se trouvait quand même un « starter », un monsieur qui observait les évolutions et surtout les prises d’axe pour l’atterrissage, et qui éventuellement, en cas de risque potentiel, tirait une fusée rouge pour alerter les pilotes d’un risque de collision. Ceux-ci repartaient alors pour un tour, en remettant les gaz.

Cette sélection en vol commençait par un vol dit d’accoutumance, au cours duquel le stagiaire ne pilotait pas mais observait les manœuvres de l’instructeur, lequel les commentait au fur et à mesure. Il y avait au programme, évidemment, un décrochage qui mettait à l’épreuve notre maîtrise (et nos tripes), pour la plupart d’entre nous qui n’avions aucune expérience préalable en pilotage.
Au retour de ce premier vol, et j’insiste sur le fait qu’il s’agissait de notre premier jour de sélection, deux avions se sont posés l’un sur l’autre, l’avion « du dessus » ayant fait sa prise d’axe en virage, et pour le même axe, que l’avion « du dessous » ! La configuration de biplan à deux ailes faisait que l’aile basse masquait pour beaucoup la vue vers le bas, surtout depuis la place de l’instructeur.

Le pauvre « starter » avait eu un doute mais pensait vraiment, à tort a posteriori, que les pilotes avaient conscience de la situation, mais tout était allé très vite et il n’avait pas tiré la fusée rouge… Nous avons passé le reste de l’été à le stigmatiser, ce brave Mr Mongin, au look et au flegme de lord Britannique, à lui mettre le doute en tête, et à lui faire tirer je ne sais combien de fusées rouges ! Ambiance collégienne.

Après un magnifique soleil, l’avion du dessus s’est immobilisé sur le dos, les pilotes étant pendus dans les bretelles ! Par pour longtemps, pour ce qui fut de l’instructeur, qui est vite revenu faire sortir son stagiaire, mon ami Bubu, qui venait de connaître le baptême du feu ! Et nous autres, à l’état de spectateurs, tout autant découvrions en temps réel la problématique de l’accident d’avion.

Ce n’était hélas, pour moi en particulier, que le début d’une trop longue série initiatique. Mais l’initiation a tôt fait d’alimenter la réflexion sur la sécurité et sur la vie en général.

Quand on a volé sur un matricule d’avion particulier, on en garde un souvenir presque charnel. Quand on entre dans l’avion, celui-ci a ses odeurs, ses couleurs, ses défauts apparents. Tout ceci précède l’installation au siège pilote. Il s’ensuit la construction éphémère d’une relation de travail avec un équipage, parfois avec quelque passagère ou passager. Et l’on sort de l’avion comme on tourne une page de souvenirs.

J’ai fait ma phase d’initiation à la ligne à l’été 1968, sur Caravelle, comme stagiaire pilote à la compagnie Air France. J’occupais le siège d’observateur, au cockpit, derrière celui du commandant de bord, qui était mon instructeur. J’apprenais à « faire la radio », c’est-à-dire à communiquer avec le contrôle aérien, tout en découvrant le réseau moyen-courrier d’Air France, et ses différentes procédures d’arrivée et de départ. Je découvrais tout autant la relation en équipage, et parfois la relation qui pouvait s’établir, éphémère, avec certains passagers, qu’il était plus facile d’inviter au cockpit, alors.

Le 14 Août, je me trouve en vol d’initiation sur la caravelle « Béarn » immatriculée F-BOHB. Nous fîmes un aller et retour sur Prague. Il régnait sur cet aéroport une certaine euphorie, dans le prolongement de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le printemps de Prague. Une semaine plus tard, le 21 août, les troupes du pacte de Varsovie sifflaient la fin de partie en envahissant la République socialiste Tchécoslovaque. J’appris l’événement de la bouche de mon instructeur de parachutisme, sur l’aérodrome de Chalon sur Saône. J’y faisais mes premiers sauts en ouverture retardée, de dix, puis douze, puis quatorze secondes. Le grand défi, alors, était de compter les secondes, en pleine accélération en chute libre, sans accélérer le rythme du temps. « Zéro zéro un, zéro zéro deux, zéro zéro trois » etc.

Je découvre que la géographie du métier de pilote de ligne vous relie à l’histoire contemporaine. Mais je découvre surtout, le 11 Septembre, ma première émotion d’avoir volé sur un avion qui vient de rencontrer son destin fatal. La Caravelle « Béarn » s’est abîmée en mer, à vingt-deux milles au large de Nice, plusieurs témoignages tardifs alimentant la thèse du missile perdu (hypothèse refaisant surface une quarantaine d’années plus tard).

En tout état de cause il est établi qu’un incendie s’est rapidement développé à l’arrière de l’appareil, suivi de sa perte de contrôle et d’un impact vertical à la surface de l’eau. Quatre-vingt-neuf passagers et six membres d’équipage disparaissent corps et biens.
     
   
    Caravelle F-BOHB (Photo ©Alain Picollet)
     
   
Faisons un bon de vingt ans.

Je suis depuis plus de trois ans « lâché » (promu) commandant de bord à la compagnie Air France. J’ai accepté de participer à la mise en ligne de l’Airbus A320, avion révolutionnaire. En effet, il consacre l’informatisation généralisée dans le design et l’utilisation des avions de ligne : Ecrans remplaçant les instruments classiques (on parle de « glass cockpit » avec abondance d’information codée en couleur, check-list sur écran etc.), commandes de vol électriques (lissage des ordres du pilote, lissage des trajectoires _fin du pilotage « aux fesses »_, protections du domaine de vol, mini manches), automatismes extrêmement sophistiqués (modes de guidage complexes) etc. Je participe à ce titre à Toulouse, fin 1987 (l’avion n’est pas encore certifié), chez le constructeur, à la première qualification au monde, pour un pilote de ligne, sur A320. C’est un grand défi, tout est allé très (trop) vite (certification, entraînement des pilotes mal ciblé, difficultés d’exploitation non anticipées etc.). Je suis bien entendu nommé instructeur pour les premiers vols. Arrivent ces premiers vols, en Avril 1988. Il est permis de dire que ça ne se passe pas très bien (nombreuses pannes de systèmes, presqu’à chaque vol), logiques inattendues des automates ... Le troisième avion est mis en ligne dans la matinée du 25 juin 1988. C’est le « ville d’Amsterdam », immatriculé F-GFKC. Il fait un aller et retour entre Paris et Venise, et je prends la suite des opérations pour aller à Berlin avec escale intermédiaire à Düsseldorf. Le mur de Berlin n’est pas encore tombé et nous sommes toujours contraints de voler à basse altitude dans le corridor de Berlin, héritage de la guerre froide de l’immédiat après guerre.

Le corridor de Berlin avait fait l’objet d’un accord entre les « alliés » et les Soviétiques pour la desserte de Berlin ouest. On survolait l’Allemagne de l’Est _RDA_ sur un des trois axes autorisés, très étroits, et qui plus est à basse altitude, laquelle correspondait à l’altitude maximale possible pour les avions non pressurisés de l’époque. Toute déviation de l’axe nous exposait à une interception par la chasse soviétique. A l’ère des jets, cette altitude maximale n’avait jamais été révisée à la hausse. Autant dire que nous étions punis de devoir voler si bas : Nous consommions énormément de kérosène et rencontrions le mauvais temps, orages et autres givrages, sans pouvoir y échapper par audessus.

Après une courte nuit à l’escale de Berlin, nous rentrions vers Paris-CDG en passant de nouveau à Düsseldorf. A l’atterrissage à Paris, ce 26 juin 1988, il faisait très beau et c’était tant mieux car, dans cette phase de roulement sur la piste, nous avons « perdu » tous nous écrans de pilotage et de navigation (écrans noirs !). Arrivé au parking, j’ai fait mon rapport de Commandant de bord. L’imprimé type demandait l’immatriculation de l’avion. L’usage était de ne mettre que les deux dernières lettres, en l’occurrence KC. Compte tenu de l’événement technique que je venais de connaître, j’ai cru pouvoir faire de l’humour en ajoutant un point d’exclamation :

KC ! … A lire phonétiquement, et pas avec le code aéronautique (Kilo Charly)!

Presque trente ans après, J’en ai encore du remord, étant donnée la suite des événements. Nous sommes moins superstitieux dans l’aviation, activité humaine récente, que dans la marine (où par exemple le mot « lapin » est proscrit et remplacé par « grandes oreilles »), mais tout de même, on ne devrait jamais conjurer le destin.

Après avoir renseigné le compte-rendu technique, j’ai jugé utile d’aller rencontrer l’équipage de relève qui se trouvait alors à la préparation du vol, dans les bâtiments d’Air France. C’était l’usage, en ces débuts d’opérations de l’A320, d’ajouter la tradition orale aux écrits et comptes rendus règlementaires. J’avais été interpellé, en découvrant le programme des vols, lequel mentionnait un vol vers Bâle-Mulhouse. Ce n’était pas une escale du réseau naissant de l’A320…

Après quelques échanges techniques, j’apprends de l’équipage de relève qu’ils allaient faire une présentation en vol au meeting de l’aéroclub d’Habsheim, juste au nord de Mulhouse.
     
   
     
   
De retour chez moi, le téléphone sonne, un ami ayant appris le crash d’un A320, et se trouvant préoccupé de me savoir en vol ce jour-là, il se rassure d’entendre ma voix mais hélas m’informe de l’accident du « ville d’Amsterdam ».

… Je venais de quitter cet avion tout neuf (Ooops, flambant neuf eut été un jeu de mots de mauvais goût), et je savais déjà qui étaient les pilotes, je venais de converser avec eux… Je saute alors devant mon écran de télévision pour y voir les volutes de fumée au-dessus d’une forêt d’Alsace, et y voir tourner en boucle les images du crash, qui fut filmé sous bien des angles par les nombreux spectateurs du meeting aérien.

C’est peu dire que j’étais sous le choc, et presqu’en état de sidération.

Beaucoup a été dit sur cet accident, qui relève du syndrome du Titanic. J’y reviendrais.

Cet accident m’a conduit à me spécialiser dans la sécurité des vols, en me formant aux techniques d’enquête, et, plus tard, à la gestion de la sécurité. Aujourd’hui, après bientôt trente ans de pratique et d’expérience accumulées, je me trouve consultant dans ce domaine, et je tâche de transmettre de par le monde, et aux pilotes plus jeunes, le fruit de mon expérience. J’œuvre donc pour la prévention. Mais je dois dire qu’à chaque nouvelle expérience d’un accident d’avion, mon rapport au métier s’est modifié, comme par la logique des vases communicants : Un peu moins de plaisir du vol (il en reste dieu merci), moins d’optimisme (ou si on veut, d’une relative insouciance), et toujours davantage de préoccupation et de précaution.

Me trouvant en qualification sur Concorde, en route vers le mât de cocagne de ma carrière de pilote, en ce 25 Juillet 2000, au lendemain de mon contrôle de compétence au simulateur de vol, je reçois alors le coup de téléphone de trop : Le Concorde SC s’est crashé au décollage de Roissy ! Je connais les trois membres de l’équipage de conduite. Le Commandant de bord est un ami, avec lequel j’ai partagé le plaisir de la compétition de ski, une croisière à la voile avec sa famille, entre autres. Je suis totalement abattu. L’avion SC est celui sur lequel j’avais fait mon vol d’observateur à la suite de ma nomination comme instructeur, quelques années plus tôt.
     
   
     
   
Concorde… L’aboutissement d’un grand projet d’état, comme les sous-marins nucléaires, la base de Kourou, le paquebot France.

Concorde a mis l’aéronautique Française en avance sur son temps. Aile usinée dans la masse par des fraiseuses à commande numérique (années soixante !), cette aile est en alliage Au2gn (développé par Péchiney pour voler à Mach 2 avec 180° de réchauffement cinétique) ; Freins carbone ; Atterrissage tous temps ; Commandes de vol électriques ; Gestion du centrage par transfert de carburant ; visière résistant à la chaleur (St-Gobain) etc. Airbus ne serait pas Airbus s’il n’y avait eu Concorde.

Concorde, c’est l’Everest de la construction des avions civils.

Quand on entrait dans Concorde, il sentait l’avion, une odeur laissée par les matériaux et les huiles surchauffées en régime supersonique. C’était un peu plus que ce que les pionniers avait connu avec les seules odeurs d’huile et de colle à bois et toile des avions d’antan. Les avions d’aujourd’hui sont, de ce point de vue, aseptisés, sans odeur et sans saveur.

Et voilà qu’en ce 25 Juillet tout s’écroule. L’exploitation reprendra, mais la décision est déjà prise de l’arrêt définitif. Le principe de précaution, sous l’emprise duquel jamais Concorde n’aurait vu le jour, a sévi. Une page de l’aviation se tourne, et je sors définitivement de mon enfance aéronautique.

Quand un avion que l’on a piloté s’écrase, c’est donc un peu de l’affect du pilote qui est touché. Aujourd’hui les pilotes de ligne ne sont évidemment plus affectés à un seul avion. Il y faut en moyenne une dizaine d’équipages pour exploiter un avion long-courrier. Néanmoins, le temps d’un vol, le pilote s’approprie « son » avion.

C’est donc bien avec encore et toujours de la consternation que j’apprends, à l’été 2005, le crash de l’Airbus A340 d’Air France, immatriculé F-GLZQ, après son atterrissage manqué à Toronto. Dieu merci, il n’y a aucune victime fatale à déplorer.

Mon carnet de vol me rappelle que c’est sur cet A340 que j’ai connu ma dernière escale, Bogota (de son nom plus complet Santa Fe de Bogota !), avant de partir en qualification sur Concorde. Mon épouse et mon fils m’avaient accompagné sur ce vol, et nous avions profité des 3 jours d’escale pour aller visiter Carthagène, une perle au bord de la Caraïbe, et au retour, la fameuse cathédrale de sel.

     
   
    Photo ©Frank Robitaille
    En mai 2010 survenait à Tripoli le crash de l’Airbus A330 des Afriqiyah Airways (vol 771). Six mois plus tôt, j’étais alors instructeur chez Airbus, j’avais fait une campagne de formation aux vols long-courriers bimoteurs chez Afriqiyah. Nous faisions des survols de l’Afrique, du nord au sud, de nuit, entre Tripoli et Johannesburg j ’avais piloté cet avion immatriculé 5A-ONG.
     
   
     
   
J’en retiens une photo que j’ai prise, de nuit, au cockpit, et montrant les feux de StElme sur le pare-brise. J’avais découvert ce phénomène étonnant, des années plus tôt, au cockpit du Boeing 707. Il se matérialisait différemment, sous la forme de flammèches qui se détachaient du parebrise.

Je garde un souvenir précis et ému du chef de cabine décédé dans l’accident. C’était un personnage plein d’entrain, joyeux, gominé, à la voix éraillée, quelle tristesse que sa disparition… J’ai oublié son nom…

Written off.
 
 
   
  1«Rayé du registre»  
  2«Je n’ai pas l’âge»  
     
   
 
 
 
     
  LIENS RECOMMANDÉS  
   
 
  ©LACROIXDUSUD-WEBEUGENE.NET 2018 - SITE RÉALISÉ PAR EUGÈNE GONTHIER - @WEBEUGENE.NET